
Le Viñedo Chadwick, le vin le plus cher du Chili, a actuellement un prix moyen de 327 $ US et a obtenu une note globale de 94 points de la part des grands critiques[1]. En comparaison, le Pétrus de Bordeaux a un prix de 4421 $ US et a obtenu une note légèrement plus élevée de 96 points. Ainsi, pour vos 4094 $ US restants, vous pouvez soit obtenir deux points supplémentaires, soit acheter 12 bouteilles supplémentaires du vin rouge phare du Chili.
Pour que le combat soit équitable, le poids lourd argentin, Estiba Reservada, le meilleur vin de Nicolás Catena, vaut tout de même un quart du prix demandé par Pétrus. Chadwick, qui n’est pas un parvenu, est un vin chevronné de 23 millésimes d’une production annuelle de 10 000 bouteilles (qui n’est pas la plus énorme, et ne représente qu’un tiers de la moyenne de Pétrus). De plus, le 2021 a été lancé sur La Place de Bordeaux et a reçu une avalanche de compliment, de même qu’une note parfaite de 100 points de la part de Luis Gutiérrez de The Wine Advocate. Quoi demander de mieux?
Pourquoi le prix est-il si bas? Plusieurs facteurs entrent en compte. Les différences dans les coûts de production expliquent pourquoi les vins d’Amérique du Sud offrent une meilleure valeur que leurs homologues européens. Si les coûts de transport et d’emballages tendent à être semblables partout dans le monde transportation, les coûts de main-d’œuvre, eux, varient énormément. Par exemple, un travailleur viticole chilien gagne en moyenne 9 $ US par jour, tandis que le salaire d’un travailleur viticole français est de 11 $ US de l’heure. À cela s’ajoute la valeur de la marque ou des vignobles d’où proviennent les vins. Le Pétrus présente un sens inaliénable du terroir, tandis qu’aucun endroit au Chili ou en Argentine n’a encore une lignée aussi prestigieuse.
Les terres bon marché, le marché du travail où l’offre de main-d’œuvre dépasse la demande (Viñedos Chadwick prend la question au sérieux et a adopté une politique de durabilité documentée pour ses employés)[2] et les devises faibles sont autant de facteurs qui jouent en faveur de l’Amérique du Sud, mais le potentiel naturel de cette région est énorme.
Selon Jancis Robinson, les vignobles situés à plus de 500 mètres d’altitude en Europe sont l’exception à la règle, car ils sont sujets à une maturation peu fiable[3]. C’est là que l’Amérique du Sud marque des points. Les Andes forment une gigantesque ombre pluviométrique qui offre des conditions viticoles envoûtantes. Dans le vignoble Vista Flores de Mauricio Lorca, dans la vallée de l’Uco, la combinaison de sols pauvres, d’une faible humidité et d’un macroclimat constant permet une maturation même à 1 000 m d’altitude. Aussi impressionnant que cela puisse paraître, les vignobles de Salta, dans le nord-ouest de l’Argentine, peuvent atteindre 2 000 m d’altitude et continuer à prospérer, et c’est là qu’est planté le Merlot[4].
L’altitude apporte une acidité naturelle plus élevée et une saveur plus prononcée, tandis que le « rayonnement élevé peut rendre la photosynthèse plus efficace et renforcer la santé des plantes »[5]. L’altitude de Mendoza est telle que les viticulteurs n’ont pas à se soucier des insectes et des bactéries qui pourraient autrement poser problème. Les vignobles peuvent atteindre un âge avancé : les vignes de Lorca peuvent être centenaires. De son côté, le phylloxéra ne joue pas un grand rôle. Il n’est que sporadique en Argentine et inexistant au Chili, de sorte que les producteurs n’ont pas besoin d’investir dans des vignes greffées.
Réunis, ces avantages donnent une véritable qualité à un bas prix qui, nul ne s’en étonnera, a attiré certains des plus grands noms du monde du vin, notamment Lurton and Rothschild. L’Argentine et le Chili se sont respectivement approprié le malbec et le carmenère de manières dont la France ne pourrait peut-être pas le faire. Mais une telle division est un peu vulgaire : ce qui s’est produit au cours des 40 dernières années est une synergie de talents qui unit les hémisphères.
Ainsi, Paul Hobbs s’est aventuré au Chili à la fin des années 1980 avant d’être attiré en Argentine par Jorge, le frère de Nicolás Catena, et de forger les bases du malbec en tant que concept haut de gamme, même si c’est Attilio Pagli, le magicien toscan, qui a produit le premier Malbec d’exportation pour Catena en 1994[6].
Le carménère chilien a connu un parcours semblable. Il a été confondu avec le merlot jusqu’à ce que J.M. Boursiquot l’identifie correctement en 1994 (une analyse d’ADN a confirmé ses conclusions en 1997)[7]. Par la suite, son prestige a augmenté considérablement. Le carménère joue un rôle mineur dans le spectaculaire assemblage Rothschild/Concha y Toro Almaviva, mais c’est en tant que monocépage qu’il s’exprime le mieux ailleurs. De maturité tardive, le carménère aime le climat de plage du Chili et y réagit en produisant des saveurs douces et chaleureuses.
C’est le Nouveau Monde de nom, si ce n’est de nature. Les vignes de grand âge témoignent d’une origine européenne préphylloxérique, l’expertise est véritablement internationale et seuls le climat et l’économie rappellent la distance qui sépare cette région de Paris ou de Londres. Il est dommage que les vins du Chili et de l’Argentine aient du mal à se débarrasser de leur image de joyeux vins de supermarché, mais pour les consommateurs avisés, ils peuvent révéler un véritable prestige à des prix très avantageux.
[7] Robinson, Jancis, et al. Wine Grapes, Allen Lane (2012), p.191
par Michael Palij, MW
Michael Palij MW est le troisième Master of Wine canadien. Il se spécialise dans les vins italiens et a fait connaître à Opimian des producteurs vraiment spéciaux.